L’exemplarité du travail de Caroline Lejeune repose sur la relation que sa peinture entretient avec la photographie, autrement dit avec le réel. Dans cette œuvre se trouve une manière tout à fait inédite de construire un espace mixte, à la fois visuel et tactile, à la fois lié à un sujet et totalement engagé dans une démarche picturale.
Bien qu’elle ait débuté en 1992, ce n’est qu’en 1997 qu’elle réalise pour la première fois une peinture à partir d’une photographie trouvée par hasard lors d’une déambulation dans les rues de Montréal. La toile, vaguement abstraite, reprend du motif l’essentiel. Dans les années suivantes, elle poursuit cette investigation de la figure mais cette fois en produisant elle-même les photographies qui lui servent ensuite de modèle. Rapidement, le paysage devient un sujet de prédilection qu’elle va décliner jusqu’aux œuvres récentes. Le paysage, tout paysage, et plus particulièrement les vues de sous bois, offre en effet une indéniable qualité : le motif est trop complexe pour pouvoir être reproduit avec exactitude. Il permet toutes les variations, laissant ainsi à l’artiste toute latitude pour s’en servir comme simple moyen pour interroger ce qui fonde l’acte pictural.
Car l’art de Caroline Lejeune c’est surtout cela : une démarche radicale qui ose se confronter aux ambiguïtés de la peinture. D’autres artistes ont déjà posé le problème notamment à partir des années 1960. Eux aussi se sont servis de la photographie, eux aussi ont trouvé dans l’objectivité de l’image argentique la source de leur pratique. La photographie n’est alors ni une esquisse, ni un document, elle est la matière première de l’œuvre. On se souvient encore de la fameuse déclaration de Gerhard Richter répondant à une journaliste sur les sources photographiques qui lui servent de modèle. « Une photo est déjà un petit tableau, tout en ne l’étant pas complètement, ce caractère est irritant et vous pousse à vouloir la transformer définitivement en tableau. » Mais chez Caroline Lejeune, à la différence de Richter, nul engagement politique ou du moins aucune volonté d’engager un combat avec l’ordre consumériste. Les images qu’elle choisie ne signifie rien. Ce sont des vues objectives qu’elle transforme en tableaux. Simplement, elle brouille le motif, le métamorphose, le détourne de ce qu’il était et ainsi creuse un écart sublime avec le modèle initial. Le paysage est toujours là. On reconnaît des masses d’arbres, on devine même la qualité de la lumière lors de la prise de vue. Mais au contraire de la photographie avec son étagement de plans, l’espace est simplifié, le travail de peinture réduisant toute indication de profondeur. Car ce qui importe Caroline Lejeune c’est de se laisser porter par le motif. Chacune de ses œuvres pourrait donc se lire comme une sorte de journal intime où l’artiste jette sur la surface ses émotions, ses doutes, ses regrets, bref une énergie soudain mise sous le contrôle de l’imaginaire.
L’art de Caroline Lejeune est donc un art de l’écart, un art ou la représentation ne vaut que pour la marge d’indéfinie qu’elle met en jeu : écart entre deux manières de peindre, écart entre le même motif soudain répété, soudain inversé, écart entre une représentation assez aboutie et une autre, au contraire, laissé volontairement dans son inachèvement. En 1999, lors d’un séjour au Japon, sont apparus les premiers diptyques. Très vite elle s’intéresse à l’idée d’inverser le motif, de le mettre en miroir dans une seconde œuvre. Le problème lui paraît d’autant plus essentiel que l’exactitude, le rendu, la manière dont on peut conquérir la surface de la toile sont alors au cœur de ses préoccupations. La transcription d’une image objective en un tableau ou seul transparaît la subjectivité nécessitait d’en passer par là. Et comme pour mieux affirmer ce postulat, elle ne cesse de creuser dans ses toiles des chemins, des passages qui semblent serpenter entre les arbres et les coups de pinceaux comme pour mieux inviter le spectateur à l’accompagner dans sa quête. Vous l’aurez compris cette quête est à la fois picturale et métaphysique. Elle se joue des conventions de la peinture pour mieux affirmer les peurs d’une artiste qui ne cesse de rechercher une certaine vérité.
L’irruption récente de figures humaines doit donc être perçue comme l’aboutissement momentané d’un cycle qui jouait des sautes de tensions et s’ingéniait à construire un montage ajustant différentes énergies. La présence d’humain est bien le signe d’un bonheur soudain retrouvé dans et avec la peinture. Ce genre de leçon est suffisamment rare pour ne pas être salué ici.
Damien Sausset