TEXTES/L’internet des arbres

L’internet des arbres, Laurent Quénéhen, 2023

La plupart des œuvres de Caroline Lejeune sont des paysages boisés en noir et blanc avec des variations de gris. Ce qui s’offre au regard sont des arbres, des branches, des rochers, des formes qui s’entremêlent, ça bruisse dans les feuilles. Ce qui n’est pas présent, ce sont les couleurs vives : pas de rouge pompier, de jaune festif, ni de bleu tapageur, la lumière est blanche comme une balle de ping-pong rebondissant sur les écorces. 

La couleur est profondeur et motif, représentation signifiante, même lorsqu’elle est informelle, la couleur fait sens et sensations, la couleur est séduction. Ce qui manque dans les œuvres de Caroline Lejeune est insistant, ce qui manque fait sens tout autant que ce qui est visible. 

La vie commence par l’absence : le nouveau-né ne voit que des contrastes en noir et blanc qui se penchent sur son berceau et entrent en contact avec des sons qui ne font pas encore sens et qui parfois dans les cas d’autisme ne le feront jamais. Puis ces visages informels et ces voix disparaissent et le laissent dans une position solitaire à laquelle il va devoir s’habituer et qui l’accompagnera toute une vie durant, l’absence et la solitude, le noir et blanc. Ce passage du noir vers le blanc reviendra lors du dernier souffle de vie. Entre ces deux points ultimes, le passage du temps. Le noir et blanc est le réalisme d’une vie qui passe comme un rêve. 

Caroline Lejeune travaille avec sa palette le caractère éternel des choses, de la Nature au-delà de l’envoûtement coloré, de l’Entertainment de la couleur.

La pénétration du monde est celle de la naissance et à travers cette forêt qui surgit, il faut ne pas se perdre. Dans ses œuvres, l’ouverture vers la lumière et les silhouettes s’élaborent en mélodies : Grande Fugue et petite fugue (2022). Les sujets sont semblables, mais la manière de faire est légèrement autre. On peut imaginer que Caroline Lejeune a produit une œuvre, puis une seconde pour la confronter à la première. Elle a gardé les deux propositions afin de laisser au regardeur la possibilité de se placer dans l’œil du peintre et de comparer.

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Les fugues

Dans une peinture comme Déconnexion (2022), le paysage s’agence dans une foultitude de branchages qui figure presque ces visages armés de regards, ceux aperçus les premiers jours, c’est à la fois calme et inquiétant comme dans les vers de Charles Baudelaire en son poème Correspondances : « La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles; / L’homme y passe à travers des forêts de symboles /Qui l’observent avec des regards familiers. »

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déconnection 195×130 cm 2022

Caroline Lejeune est une peintre de la lumière et du mouvement concret, non pas copier la nature, mais être dans la nature, la pénétrer en profondeur, physiquement, à l’instar de beaucoup d’animaux qui ne voient qu’en noir et blanc. 

L’envie de traverser la toile comme Alice le miroir est évidente. Ses trois couleurs majeures le permettent : le blanc symbole de la pureté, de l’innocence, et l’on distingue dans les oeuvres de Caroline des centaines de blancs et de noirs différents. La couleur noire est la plus partagée, liée à l’élégance, c’est l’origine du monde, la couleur de l’encre et du charbon. Quant au gris, c’est la couleur du sérieux, de la matière grise, de l’âge qui avance en grisonnant, mais c’est aussi la couleur la plus intéressante à travailler en peinture, celle qui offre le plus de nuances et de camaïeux, le gris est l’écrin du noir et du blanc. Dans ses œuvres, il est souvent difficile de distinguer les limites entre ces trois couleurs. 

Le geste et la palette de Caroline infiltrent la Nature, mais ce n’est pas la main qui s’agite, c’est tout le corps qui danse sur la toile. On sait que l’esprit interprète la réalité avec sa propre musique intérieure qui varie suivant l’humeur et c’est dans chacune de ses œuvres, des plus anciennes aux plus récentes, une musique intime qui se joue en interprétant la partition du réel. C’est un travail de répétition, comme le pianiste fait ses gammes afin d’atteindre le niveau qui lui semble acceptable.  

Si l’on écoute sa peinture, on perçoit ce qui peut sembler comme un cri sans son, sans humanité ni animalité, c’est le cri de l’absence. En entrant dans les œuvres de Caroline, on est en apparence dans le végétal silencieux. 

Or, nous savons aujourd’hui que les arbres communiquent. Grâce à un signal chimique porté par de petites molécules, ils échangent des informations entre eux, mais aussi avec les plantes, les insectes ou les oiseaux. Les arbres utilisent leur réseau pour partager des renseignements. Certains scientifiques l’appellent « l’Internet des arbres ». Les œuvres de Caroline travaillent essentiellement sur ces réseaux sociaux naturels : racines, troncs, brindilles, feuilles, ruisseaux, vent et lumière. 

On retrouve ces liens formels dans ses œuvres plus « humanisées », scènes de rébellion, comme dans Acte I (2019) où des manifestants tentent de renverser une voiture sous l’œil de gilets jaunes, en l’occurrence blancs cassés. Ils forment là encore un paysage inextricablement lié, l’évidence immuable de la lutte de l’opprimé contre l’oppresseur. Cette œuvre sur papier est composée de six morceaux disjoints, peints chacun individuellement puis assemblés, ce qui laisse apparaître de légers décalages, c’est un parti-pris assez Brechtien qui ne cache pas sa mise en scène picturale.

Acte 1 6x42x56 2019 sur papier
Acte I 6x42x56 cm 2019 sur papier

Plus rares sont ces tableaux en couleurs, comme Coexistence et Coexistence 2 (2022). On y observe une scène où rien n’est tape-à-l’œil. La lumière plonge comme une caresse sur des fruits, les vêtements ondulent et enchâssent les gestes élégants des personnages. 

Coexistance134x146 2022
Coexistance 134×146 cm 2022
Coexistance 2 81x100 2022
Coexistance 2 81×100 cm 2022

Ils sont trois, la séquence se déroule sur un marché en Asie : un marchand de fruits et légumes, un homme en blanc et bleu sur la droite et une femme en jaune et vert penchée sur la gauche forment avec le vendeur affairé comme une composition naturelle, une musique de Siam. La légère différence de formats entre les deux tableaux dont le motif est identique propose un zoom léger, mais ce qui les distingue est une lumière intense sur le plus grand des deux, là où les bleus deviennent blancs.

Caroline travaille essentiellement ce que Paul Cézanne étudiait sans fin : les variations de lumières sur le paysage, les soubresauts de l’éphémère sur l’intangible. Cette recherche permet à Caroline Lejeune de s’attarder sur les volumes, les pleins et les déliés et de fait, le thème majeur de ses œuvres, est assurément l’étude de la peinture elle-même. 

Laurent Quénéhen, critique d’art et commissaire d’exposition.