GRRIS, entretien avec Eloïse Lièvre
Eloise Lièvre – Tu présentes aujourd’hui les quatre dernières années de ton travail dans un livre que tu as appelé GRRIS, en référence à une réplique de Beckett dans Fin de partie. Cependant, ce catalogue réserve une surprise, en tout cas à ceux qui connaissent ton travail, et même une double surprise. D’une part, tout n’est pas gris, ou noir et blanc, puisqu’à la fin, la couleur fait irruption, et d’autre part, la couleur vient après l’apparition de la figure humaine, du personnage, d’abord anonyme, fondu dans le paysage par son traitement et sa nature même puisqu’il s’agit de femmes indiennes dans la forêt ou de figures dormant dans la rue, de dos, puis individualisé sous la forme de portraits. Cette composition du livre donne donc l’impression que la couleur était annoncée, préparée, rendue possible par la figure. Comment s’est passée cette évolution de ton travail ?
Caroline Lejeune – Effectivement, le titre vient de Beckett. Un personnage demande à un autre « – Quel temps fait-il ? » et ce dernier finit par lui répondre « – Il fait gris. Gris ! GRRIS ! ». J’adore Beckett, parce que je trouve qu’il met exactement en scène le contexte dans lequel je travaille, c’est-à-dire ce monde dans lequel Dieu n’est pas là, n’existe pas, et dans lequel on se demande où l’on va, ce que l’on fait. Il y a en moi le désir d’avancer, mais dans quel sens, puisque je ne connais pas le sens de l’existence ? Chez Beckett, même si c’est très noir, l’humour, le souffle, l’invention est une réponse.
Cela fait dix ans que je travaille avec du noir et du blanc, mais en fait, je peins en gris. Le titre est là pour souligner le côté obsessionnel, et aussi peut-être le côté emprisonnant de ce « grris ». Le noir et le blanc sont deux opposés qui bordent les horizons des possibles de la vie, qui sont représentés par toutes les nuances de gris. En fait, je ne suis pas du tout dans la quête d’absolus, ni bien, ni mal, ni beau, ni laid, etc., je travaille vraiment en gris, dans l’entre-deux, dans la vie. Et pour moi la peinture ou l’art, c’est, face à ce vide essentiel, une réponse aux questions que je me pose : qu’est-ce qu’on fait, qu’est-ce qu’on construit, où va-t-on ?
C’est vrai, tout récemment, je viens de faire de la couleur. C’est à la fois une ouverture et une contradiction. Bien sûr, le changement est lié au sujet. Le gris est parfaitement adapté au paysage, et en particulier au paysage de forêt, parce que lorsqu’on se promène en forêt, ce qu’on voit le mieux c’est la lumière, ce sont des camaïeux de couleur, quasiment des monochromes. Quand je suis passée à la figure, je me suis rendue compte que le gris connotait d’une autre manière et que ça n’allait pas. Parce que quand je fais un personnage, je fais du réel, je représente vraiment quelqu’un. Les paysages sont plus de l’ordre de la métaphore, cela ne m’intéresse pas du tout de nommer les lieux que je représente. Les tableaux de paysages invitent à la contemplation, ils ouvrent une brèche. Pour les regarder nous n’avons pas besoin de nos certitudes, de notre idéalisme, ils sont une évidence du mouvement de la nature et de la vie. Et ils permettent peut-être d’accéder à notre propre désir. Ils sont une vitrine du chaos du monde qui malgré tout, parfois, trouve à nos yeux une certaine harmonie.
La figure, je l’ai introduite très douloureusement dans mon travail, c’était un peu mon rêve, parce que je fais des paysages où l’autre n’est que le spectateur. J’ai un rapport au portrait, à l’image de l’autre, qui est magique : j’ai l’impression que je peux voler l’âme de l’autre en en faisant son image. Or, pour moi, la peinture, il faut que ça bouge, et le fait d’arrêter l’image d’un autre dans un tableau me gêne. Ce que je veux faire, c’est donner l’image de l’autre dans son mouvement, essayer d’introduire du temps dans l’espace du tableau. Je veux produire une présence, une altérité. Cet acte-là, à cause de la dimension « sacrée » de l’image de l’autre, je n’ai pu l’accomplir dans un premier temps qu’avec des inconnus. Parce que je ne les connaissais pas, je pouvais maltraiter leurs traits et les assigner à la logique de ma peinture. C’est ce qui s’est passé pour les femmes indiennes. Les dormeurs, eux, sont de dos, ce sont plus des présences que des personnes. Mais pour le portrait, le noir et blanc ne convient pas du tout. Le portrait doit être dans les couleurs de la vie, dans le mouvement de la vie.
Eloise Lièvre – Je voulais te soumettre quelques propositions à propos de ta peinture. Tu viens en fait d’en énoncer une toi-même : « ta peinture est une peinture du mouvement ». Je la relie à une autre : « tu chorégraphies tes tableaux ». En effet, lorsque tu peins, tu n’es pas ancrée devant la toile, tu vas, tu viens, tu te retournes, mais d’une manière légère, j’irai même jusqu’à dire gracieuse, ce qui, ajouté au geste de la main qui tient le pinceau, ou au chant puisque tu peins en chantant, fait véritablement penser à une danse.
Caroline Lejeune – J’ai toujours pensé qu’une peinture devait bouger. Ce que je voulais, c’est essayer de faire entrer la complexité du monde, c’est-à-dire toutes les possibilités qu’il y a dans le monde, ce qui y est en fait , dans une certaine mesure, impossible à peindre, faire donc entrer ce chaos dans le cadre du tableau, sans le figer. Le fait que l’on puisse voir quelque chose de cette complexité résulte de l’acte de peindre. Quand je peins, il y a beaucoup de choses qui m’échappent, et c’est ce qui crée le mouvement, parce que ces choses-là surgissent malgré la composition que j’ai voulu donner. J’ai conscience de l’espace de la toile et des limites de cette toile, et j’essaie, chaque fois que j’ajoute une touche de peinture, de faire en sorte de pouvoir m’arrêter, mourir à ce moment-là et que le tableau soit fini. C’est pour cela que certains tableaux peuvent faire penser à des esquisses, et que d’autres sont très fouillés.
Par ailleurs, c’est vrai, quand je peins, je suis moi-même en mouvement. C’est une chorégraphie parce que c’est une performance, mais une performance sans spectateur. Quant à la légèreté, elle vient peut-être du fait que peindre est un acte qui me fait du bien, un acte de plaisir évident. Je dirai que je suis plutôt dans un sentiment océanique. Il est très difficile pour moi d’expliquer l’état d’esprit dans lequel je me place pour pouvoir peindre, mais il est sûr que je me mets dans un état particulier où je n’ai plus d’ego. C’est un état de grande disponibilité. « Sentiment océanique » me semble l’expression la plus juste.
Eloise Lièvre – La chorégraphie, c’est aussi une écriture, et j’ai été également frappée par la proximité de certains de tes gestes de peintre, leur élan, leur suspension, leur rythme, leur concentration, avec la calligraphie.
Caroline Lejeune – Les Japonais disent qu’avant de peindre un bambou, il faut être le bambou. Il faut être son geste. Ce n’est plus le cerveau qui pense, c’est l’être. De fait, mes gestes sont de l’ordre du senti, et c’est peut-être pour cela qu’on retrouve en eux le souffle de la calligraphie.
Mais bien sûr, le noir et le blanc, ce sont les couleurs de l’écriture. Et écrire, c’est laisser une trace, raconter une histoire. L’histoire que je raconte est une histoire invariante, d’où la dimension obsessionnelle de ma peinture. L’histoire que je raconte, c’est ce désir de vivre malgré l’absence de sens. Elle contient donc toutes les grandes questions qui occupent l’humanité et qui l’affectent différemment selon les époques. Le sujet de ma peinture, ce sont ces piliers de l’humanité, universels et intemporels, plus que des préoccupations d’actualité.
Eloise Lièvre – J’envisage le rapport de ta peinture au narratif en partant d’une tout autre constatation : tes tableaux sont des tissages. Ils sont organisés de façon très flagrante, du fait même de ton sujet de prédilection qu’est le paysage de forêt, selon des scansions verticales et horizontales, et j’ai été surprise par le fait que cet enchevêtrement redouble la toile. La trame de ta peinture recouvre donc la trame originelle. Or, la trame peut aussi être narrative. De fait, la forêt, qui induit la composition tissée, est un motif essentiel du conte, du récit initiatique, de l’imaginaire tout simplement. Par ailleurs, les titres que tu donnes à tes tableaux sont aussi narratifs. Ce ne sont pas, comme on pourrait s’y attendre, des noms de lieux, mais des énigmes, des phrases à la deuxième personne du singulier, des bribes d’histoires.
Caroline Lejeune – Les titres sont de petites clés permettant d’entrer dans mon travail. Souvent, je les trouve dans un livre que je suis en train de lire. Mais, en fait, ce n’est pas si important. Ce que je m’imagine donner, c’est de l’énergie et du désir, et il n’y a rien qui me fasse plus plaisir que quelqu’un qui me dise : « C’est fou, tu as peint l’endroit où j’allais quand j’étais petit ». J’essaie, dans la petite mesure de mes moyens, de réhabiliter les valeurs du désir et de la liberté que la société actuelle nous confisque en permanence en les remplaçant par de faux objets du désir, des objets qui ne nous comblent pas. C’est en cela que mes tableaux sont « subversifs ». J’aimerais que lorsque les gens regardent mes tableaux ils se séparent de leurs obligations quotidiennes et aillent vers la rêverie. La forêt symbolise cette idée parce que c’est le lieu du conte de fée, de l’initiation, mais aussi le lieu des malfrats, où l’on peut se réfugier, et surtout le lieu où l’on peut penser par soi-même et être libre.
J’aurais plus de mal à parler du tissage parce que je pense que cela fait justement partie des choses qui m’échappent. Je comprends la question, mais cela ne fait pas partie de mes intentions. Quand je dis que je veux faire entrer le chaos du monde dans le tableau, cela ne veut pas dire que le tableau est chaotique, au contraire. Au fur et à mesure que je peins, plus je vais loin dans le tableau, plus j’ai l’impression de comprendre le monde avec évidence. Il existe un moment où les choses s’équilibrent et j’ai l’impression d’être dans l’harmonie du monde.
Eloise Lièvre – Dernière proposition, synthétique : « tous tes tableaux sont des autoportraits ». Cette proposition permet de revenir à l’inflexion de ton travail actuel vers le portrait. Ce qui est fascinant dans ta peinture, c’est l’obsession, c’est-à-dire le fait apparent que tu peins toujours la même toile, ce qui est bien sûr une illusion dans la mesure où, de fait, tous les tableaux sont différents, d’abord parce que tu ne peins jamais exactement le même paysage, et ensuite parce que tu es toi-même différente chaque fois que tu te mets à peindre et donc que chaque tableau relève d’un moment et d’une expérience différents. Cependant, l’obsession est présente et rend au premier abord déroutant ce passage du paysage au portrait. On peut y voir une prise de risque. Mais je pense en fait qu’il y a une continuité entre ces deux sujets, puisque ce que tu sembles vouloir saisir dans le portrait, c’est ton rapport aux autres. Ce ne sont pas des portraits hiératiques faits à partir de photographies posées, mais à partir d’instantanés, des photographies prises sur le vif, fixant des attitudes non concertées, incongrues. Ce que tu peins, ce n’est pas une personne pour elle-même ou en elle-même, mais une personne en situation, qui semble là encore s’inscrire dans une histoire. Ce choix donne l’impression que ce que tu veux représenter, c’est la vision personnelle, à un instant donné, que tu as de la personne que tu peins.
Caroline Lejeune – Le tableau se révèle à moi. Je ne l’ai pas voulu, en quelque sorte. Je l’ai fait, mais ça n’est pas vraiment de l’ordre de la volonté. Je fais quelque chose dans une certaine exaltation, une certaine fulgurance, dans un mélange de maîtrise et de lâcher prise. Pour moi, c’est un acte magique. La peinture est le seul lieu où je me sens chez moi, où je me sens même omnipotente, protégée. C’est le lieu où je me matérialise dans mes contradictions. Le caractère obsessionnel de ma peinture vient de ce qu’elle est une sorte de rituel me permettant d’affirmer mon existence. On peut donc dire que mes tableaux sont des autoportraits dans le sens où ils sont des projections de moi, mais alors ce sont des autoportraits en mouvement, parce que j’espère que la peinture me permet de changer. Elle doit être un moyen de m’améliorer, d’évoluer, de me libérer. Pour être dans la création, il ne faut pas être dans la répétition. J’ai essayé plusieurs fois de faire autre chose que des paysages et je crois que le fait qu’il n’y ait pas eu de personnages dans ma peinture pendant des années est dû à une peur de la relation, la peur de laisser l’autre pénétrer dans cet univers d’omnipotence. Mais la manière dont je peins me permet de continuer dans une même voie sans véritablement me répéter, parce que je peins d’après photographie mais je ne me donne absolument pas les moyens de reproduire la photographie. Il n’y a pas de savoir ou de savoir-faire, je n’ai pas de recette. C’est comme si je me lâchais dans le vide chaque fois. Chaque fois, je renouvelle les conditions d’une expérience sans en connaître ni les tenants ni les aboutissants. Dans cette perspective, le portrait est une prise de risque encore plus grande, et d’abord par rapport au regard que les autres portent sur moi. La peinture, l’art, servent, entre autre, à créer du lien. La reconnaissance des artistes tient dans ces liens qu’ils peuvent tisser avec d’autres artistes, avec les gens. Notre travail est un travail de médiation. Faire des portraits après n’avoir fait que des paysages est donc risqué par rapport à ce que les gens connaissent de moi. Mais je pense que si j’ai réussi à faire des portraits, c’est parce que, d’une certaine manière, mes liens avec les autres ont changé.
Très souvent, sur les photographies, on ne se ressemble pas, précisément parce que la photographie est un instantané alors que l’individu existe dans une épaisseur. Je peins mes portraits comme je peins mes forêts, dans la même énergie, dans le même mouvement, et à un moment donné, le tableau me regarde et c’est la personne. Si je continue, deux secondes plus tard, la personne peut m’échapper complètement. C’est cette force d’apparition, de surgissement, que je recherche. Donc évidemment, ce que je peins, c’est ma relation à l’autre et même si je peins un inconnu, c’est ma relation fantasmatique à cette personne. Dans ce sens-là, oui, peut-être s’agit-il d’autoportraits.
C’est vraiment mon rêve de faire entrer l’autre dans la peinture, mais le faire entrer sans l’assujettir, sans le « bouffer », en le respectant. Au début, je n’arrivais pas à trouver un fond à mes personnages. Le paysage, lui, ne pose pas ce problème, puisque, dans le paysage, tout est forme. Il ne fait pas intervenir la notion de décor. Dans mes portraits, et je pense que c’est dans cette direction que je vais travailler, j’essaie de faire en sorte que chaque chose soit à sa place, qu’il n’y ait pas de décor, parce qu’en peinture il n’y a pas de place pour l’anecdotique.
Quand je suis venue à la peinture, c’était dans un état d’esprit idéaliste. J’étais dans l’absolu et je m’aperçois que tout mon parcours consiste à me déprendre de ces idées d’absolu et d’être dans la vie, qui est tout le contraire. Lorsque je fais entrer l’autre dans mes tableaux, en fait, ce n’est pas l’Autre, c’est un autre, une personne, la relation que j’ai avec elle et également l’acceptation de l’autre tel qu’il est, tel qu’il ne m’envahisse pas et ne me laisse pas l’envahir.